Et si le principal apport du jeu vidéo c’était ce qu’il nous apprend sur le fonctionnement du cerveau ? Idriss Aberkane enseigne les maths en s’appuyant sur des jeux populaires. Il nous explique pourquoi le jeu vidéo peut être un bon support d’enseignement.
Starcraft, Final Fantasy sont des jeux vidéo bien connus des jeunes. Vous avez réussi à en faire des outils d’enseignement des maths. Pour vous les jeux vidéo peuvent faciliter l’enseignement des maths. Pourtant les maths c’est très sérieux, très organisé…
Utiliser un jeu vidéo est aussi une tâche complexe. Le jeu peut mobiliser et développer d’importantes compétences attentionnelles[1]. Il faut voir, aussi, comment les joueurs professionnels se préparent… La notion même de joueur professionnel marque cette transition psychologique remarquable entre jeux et travail, plaisir et devoir. Ma thèse c’est que le jeu – dans un cadre précis – peut permettre une approche des maths différente, affective, cognitive, et notamment kinesthésique.
David Hilbert a dit « les mathématiques sont un jeu qu’on exerce selon des règles simples, en manipulant des symboles et des concepts », et justement ce jeu est un jeu de pensée, d’intuition, de paris… Je veux aller au-delà de l’ancienne conception constructiviste, pour qui l’activité mathématique n’est qu’un langage manipulant des symboles. Cette conception a été éprouvée par des travaux récents comme ceux d’Elizabeth Spelke (Harvard) et Stanislas Dehaene (Collège de France) qui démontrent qu’il existe un sens du nombre chez le petit enfant qui ne maîtrise pas encore le langage. Mieux : ce sens existe chez l’animal. Le langage n’est qu’une fenêtre, certes remarquable, sur le cerveau. Mais tout n’entre et ne sort pas seulement par elle.
Pourtant toute une école, par exemple Bentolila, nous explique que c’est le langage, la grammaire qui créent la pensée…
Le langage ne peut plus être considéré comme la seule fonction cognitive dite « supérieure ».
Alain Berthoz (Collège de France), qui est un expert mondial de la physiologie de la perception et de l’action, nous rappelle qu’il existe très concrètement un « sens du mouvement » qui est impliqué de façon critique dans notre compréhension du monde. Il faut voir, comme un peu chez Bergson, l’esprit dans sa dimension préhensive. [2]
Ricardo Nemirovsky (San Diego State University) a développé une application concrète pour l’enseignement des maths, que Domingo Paola (CIEAEM) a utilisé avec un grand succès. Il a montré l’importance de la kinesthésie pour l’enseignement des maths en utilisant des outils simples de tracé de fonctions qui utilisent les déplacements du corps.
Stanislas Dehaene, lui, nous parle d’un « sens du nombre », une vraie intuition du nombre qui précède le langage.
Les sciences cognitives modernes bousculent la philosophie analytique, celle de Wittgenstein qui disait “les limites de mon langage sont les limites de mon monde”. L’idée que la pensée est une émanation du langage est maintenant désuète. Toutes les pensées ne sont pas verbalisables. C’est d’ailleurs ce que disait Rivarol : “quelqu’un qui parle est quelqu’un qui pense tout haut”. Gide, lui, parlait de « phosphorescences de l’esprit ». Cependant le langage est notre modalité préférée pour transmettre l’information, et c’est pratiquement la seule dans l’enseignement actuel.
Il vaut donc mieux être capable de verbaliser un maximum de ses pensées (non pas pour soi-même mais au fond pour les autres…) et il vrai que la syntaxe est critique pour développer un raisonnement. En fait, il y a une interaction entre pensée et langage, et on sait aussi que la langue a une influence sur la pensée et le « mode de penser »[3], sans les construire toutefois. Le lien entre pensée et langage n’est pas linéaire.
C’est-à-dire que le cerveau peut penser sans langage ?
Les « Pensées » de Pascal sont verbalisées, la philosophie de Bergson aussi. Mais par pensée il faut entendre beaucoup plus que réflexion : il y aussi l’image mentale, par exemple un souvenir visuel, qui n’est pas forcément verbale. J’aime cette intuition (verbalisée d’ailleurs) de Merleau-Ponty : “la vision est une palpation du regard”.
Le positivisme logique a pu amener à voir le cerveau comme un ordinateur, c’est-à-dire un système de règles basé sur des axiomes formels. Mais le cerveau semble bien plus analogique que « catalogique », il excelle dans la reconnaissance des formes mais reste très lent en calcul symbolique. Il est très mauvais à restituer verbalement ce qu’il fait, il ne sait pas bien exprimer son propre fonctionnement. D’ailleurs sans ça, les sciences cognitives seraient triviales car tout un chacun saurait détailler son fonctionnement cérébral. C’est bien loin d’être le cas.
Quand Paul Broca a découvert l’aire cérébrale critique dans le langage articulé qui porte maintenant son nom, il a observé un patient aphasique mais pas stupide et surtout pas dénué d’imagination. L’aphasie n’est pas une absence de pensée. Quelqu’un chez qui tous les centres connus du langage sont détruits continue à penser, même si sa pensée n’est pas laissée intacte, et qu’il ne peut plus l’exprimer par le langage.
Ce qu’il faut noter c’est qu’on peut maîtriser un concept sans savoir le verbaliser, ce qui nuance l’idée de Boileau « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement ». On peut compter sans savoir parler. On peut acquérir des savoir-faire qu’on serait bien en peine de verbaliser. Mais l’éducation actuelle ignore beaucoup les capacités non verbales. Cela vient d’une certaine tradition, qui a fait ses preuves par le passé, mais qu’il est temps d’élargir.
Verbal et non verbal sont en synergie, c’est donc rendre un service très appréciable au verbal que d’attirer l’attention sur le non verbal.
Peut-on mettre en évidence dans le jeu vidéo d’autres éléments qui trouvent sens grâce aux sciences cognitives ?
Le jeu sollicite la mémoire à long terme d’une façon remarquable. Par exemple on a pu constater que dix ans après avoir joué à Super Mario 64 les gens se rappellent encore très exactement l’organisation spatiale de ce jeu en 3D. Ce que nous disent les sciences cognitives, par exemple les brillants travaux d’Olivier Houdé (Paris 5), c’est l’importance de la mémoire épisodique, dans l’apprentissage. Le jeu l’utilise, ce que fait rarement l’enseignement. Par exemple, dans le jeu, les informations sont spatialisées. Je pense que l’enseignement gagnerait à l’utiliser aussi, par exemple avec des cartes mentales ou en demandant aux élèves d’organiser leurs connaissances dans des espaces : c’est ce que font, par exemple, les calculateurs prodiges. Ils s’entraînent énormément et disposent des séquences de calcul types dans une pièce. C’est cette mémoire de l’espace qui leur permet de trouver mais aussi d’exprimer rapidement les solutions. Disons pour simplifier que la vision et la kinesthésie permettent de traiter beaucoup plus d’informations, comme une connexion à très haut débit, le langage c’est une connexion très limitée.
Les jeux jouent aussi sur la modularité de l’esprit. Ils demandent de mener de nombreuses taches en parallèle. Ils utilisent ainsi une capacité du cerveau, très étudiée par Dehaene, à utiliser des circuits différents et des fonctions indépendantes de façon à traiter beaucoup d’information sans fatigue. Le même travail fait en linéaire dans la mémoire de travail demande beaucoup trop d’effort et est très démotivant. Le jeu fait coopérer plusieurs voies au lieu d’utiliser la seule bande passante du langage, qui sature rapidement.
Un autre apport des jeux vidéo c’est de faire appel à la motivation, qu’ils stimulent fortement (d’où leurs effets adictogènes). Les jeux ont un fonctionnement qui force l’utilisateur à faire et à tester des hypothèses. C’est un protocole-clé dans l’apprentissage « dopaminergique » (la dopamine est une substance chimique associée au plaisir et à la récompense). Cet apprentissage que l’on appelle « par renforcement » (avec des récompenses et des déceptions) est très sollicité par le jeu vidéo où il forme une véritable spirale de motivation : l’utilisateur a envie d’essayer de nouvelles combinaisons d’actions, de tester de nouvelles hypothèses sur le jeu, c’est ça qui le motive. Je connais beaucoup de gens qui vivent cette même motivation pour les mathématiques.
Le jeu fait aussi appel à l’intuition, qui est porteuse de plaisir et qu’il faut développer.
Et enfin le jeu vidéo repose sur l’action. Notre cerveau est conçu pour l’action, c’est une leçon à tirer de la philosophie de Bergson et de la physiologie de Berthoz. Le sens du mouvement est essentiel à l’apprentissage et on peut avoir des performances remarquables quand on l’utilise pour l’enseignement. C’est l’exemple de Ricardo Nemirovsky et Domingo Paola cité plus haut pour l’apprentissage des maths.
Peut-on citer un exemple abouti d’enseignement disciplinaire mené par le jeu ?
Il y a l’expérience de Matthew Peterson du Mind Research Institute en Californie. Il a conçu le logiciel ST Maths qui permet un apprentissage non verbal des mathématiques, par l’intuition, avec ensuite une méthode pour formaliser ce qui est appris. Son logiciel est peut-être un peu plus long que notre apprentissage classique, mais il ne rejette personne, et je crois qu’au final il apporte une vraie méthode pour enseigner l’intuition. On touche évidemment à un choix de société profond. L’enseignement traditionnel suppose qu’il sait exactement ce qu’est une élite, et il ne laisse pas de place à la surprise, à la possibilité de découvrir un mode de pensée imprévu et hors cadre mais fonctionnel parmi ses élèves. Ce que peut permettre un appel raisonné au jeu vidéo, c’est d’associer le créatif au normatif, de faciliter l’apprentissage par tous et d’élever le niveau éducatif de tous. Le veut-on ?
Entretien avec François Jarraud
[1] Green CS, Bavelier, D Action video game modifies visual selective attention. Nature. 2003 May 29;423(6939):534-7.
[2] voir aussi: Boroditsky, L. & Ramscar, M, The roles of body and mind in abstract thought. Psychol Sci. 2002 Mar;13(2):185-9
[3] Boroditsky, L. Does language shape thought? Mandarin and English speakers’ conceptions of time. Cognit Psychol. 2001 Aug;43(1):1-22.